Chapitre XXXIV
Le froid le frappa comme un poing, et la neige piqua son visage. Sa robe d’intérieur ne le protégeait pas du vent. Dans le noir, il distinguait à peine la silhouette de Marguerida, assise dans une congère à quelques pas de lui, pétrifiée de stupeur.
Mikhail la tira pour la remettre debout. Elle chancela, puis se pencha et vomit.
— Je hais le voyage temporel, dit-elle d’une voix sifflante en claquant des dents.
— Viens. Il faut trouver un abri.
— Où ?
— Nous sommes revenus à notre point de départ. Il doit y avoir une auberge près des ruines de la Tour.
Mikhail espéra que sa supposition était juste, parce qu’il ne savait pas ce qu’il ferait s’ils se retrouvaient à une autre époque ou en un autre lieu. Serrant Marguerida contre lui, il se mit à marcher, dos au vent.
En quelques minutes, ses pantoufles furent encroûtées de glace, et il était plus transi qu’il ne l’avait jamais été de sa vie. La respiration courte, il parvenait à peine à mettre un pied devant l’autre. Blottie contre lui dans un silence frileux, Marguerida avançait par un pur acte de volonté. Il était impossible de parler dans ce froid, mais il entendait ses pensées.
Tu sais où nous allons ? Tu as idée de l’endroit où nous sommes ?
Tu veux la vérité ? Non. Je suppose que la tempête dans laquelle nous sommes tombés vient des Heller, ce qui est normal en été. Et donc, en marchant dos au vent, nous devrions nous diriger vers le sud et Thendara.
Il nous faut des secours, Mik. Habillés comme nous le sommes, nous n’irons pas loin avant de mourir d’hypothermie. Après tout ce que nous venons de vivre, nous ne pouvons pas geler à mort – c’est impossible !
Il eut conscience de son impuissance. Elle avait raison, mais il ne voyait pas comment appeler des secours alors qu’il ne savait même pas où ils se trouvaient. Mais il possédait la matrice de Varzil. Il n’avait qu’à s’en servir.
Avant qu’il ait pu passer à l’acte, il sentit Marguerida se raidir contre lui, tendue comme pour atteindre quelque chose.
Qu’est-ce que tu fais ?
Je sais qu’il y a quelqu’un tout près. Espérons que c’est un télépathe. AU SECOURS ! AU SECOURS !!!
CHIYA ! Impossible de se tromper sur la voix de Lew Alton, même dans les hurlements du vent. Où es-tu ?
Comment le savoir ? Je ne vois pas à trois pieds devant moi ! Je suis perdue dans la neige, en train de mourir de froid. Son mouvement d’humeur était revigorant. Mais comment les trouver dans cette blancheur tournoyante ? Ils devaient continuer à avancer jusqu’à ce qu’ils rencontrent leurs sauveteurs, même s’ils n’avaient qu’une envie, se coucher dans la neige. Ils étaient glacés jusqu’aux os, et chaque pas était une torture. Ils étaient très près du but, mais il savait qu’ils pouvaient mourir avant qu’on ne les retrouve. Écartant de son esprit son désespoir familier, il s’efforça de penser à une solution.
L’anneau ! Mikhail ouvrit péniblement sa main. Il s’immobilisa et ferma les yeux, se concentrant sur la matrice. À peine eut-il établi le contact avec la pierre qu’il se sentit attiré à l’intérieur. Le vent tomba, et le froid cessa. Marguerida se pressa plus fort contre lui, saisissant instantanément ce qu’il faisait. Il comprit qu’ils étaient dans un globe d’énergie qui tenait les éléments en respect et brillait comme un phare dans la nuit. S’il parvenait seulement à soutenir son effort jusqu’à ce qu’on les trouve !
Puis Marguerida leva la main gauche et la fatigue de Mikhail le quitta. Leurs matrices fantômes s’unirent, se mêlèrent à la perfection, et ils restèrent immobiles, bien au chaud et en sécurité dans un pilier de feu bleu.
Combien de temps pourrons-nous tenir, d’après toi ?
Longtemps, Mik.
Tu es sûre ?
Non. Évidemment que je ne suis pas sûre. Mais je n’ai pas l’impression de consumer mon énergie, ni la tienne.
— Par Aldones ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
Une voix d’homme sortit de la blancheur ambiante, suivie d’un hennissement. Mikhail relâcha sa concentration, et rentra dans le vent mordant et les tourbillons de neige. Une demi-douzaine de cavaliers galopaient vers eux. Une minute plus tard, ils étaient encerclés, abrités par les corps des chevaux. Lew Alton démonta avec raideur.
Il ne dit rien, mais attira Marguerida dans les plis de son immense cape. Un Garde tendit la sienne à Mikhail, tandis qu’il se demandait comment Lew était arrivé là et depuis quand il les cherchait.
Lew Alton tendit les bras et serra Mikhail contre lui, les lèvres contre la joue de sa fille, murmurant des paroles incompréhensibles. Mikhail saisit des mots tendres, puis, à sa grande surprise, Lew l’embrassa sur la joue. Mikhail sentit des gouttes sur la moustache, et il réalisa que Lew pleurait.
— J’ai failli devenir fou. Nous vous cherchons depuis des heures !
— Des heures ?
— On ne pourrait pas célébrer ces émouvantes retrouvailles à l’intérieur ? Je suis gelée ! dit Marguerida avec une irritation que le vent estompa.
— Tu as raison, ma fille !
Lew se retourna, et un Garde mit pied à terre. Mikhail vit qu’il menait leurs chevaux par la bride, Fonceur et la Dorilys de Marguerida. Un autre Garde dénouait une couverture attachée derrière sa selle. Il la leur tendit, et Mikhail la drapa sur les épaules de Marguerida, qui la resserra frileusement autour d’elle.
Quelques instants plus tard, ils étaient à cheval et s’éloignaient au trot des ruines de Hali. Malgré la cape du Garde, Mikhail mourait de froid et il lui fallut toute son endurance pour rester en selle. Marguerida avait le même problème, car il la voyait remonter sans cesse sa couverture, tout en s’efforçant de guider sa jument. Finalement, un Garde lui prit les rênes et dirigea Dorilys.
Juste comme il se disait qu’il ne pouvait pas aller plus loin, il vit les lumières de l’auberge briller faiblement dans la blancheur. Une lueur rouge luisait à l’est dans le ciel, et il réalisa que l’aube se levait. La Nuit du Solstice d’Hiver se terminait-elle seulement ? Une seule nuit s’était-elle écoulée à leur époque, tandis qu’ils passaient des jours dans les Âges du Chaos ? Mikhail fut totalement désorienté. Lew avait dit « des heures ».
La porte de l’auberge s’ouvrit, et une lumière accueillante éclaira la neige foulée de la cour. Mikhail parvint à démonter, mais ses genoux se dérobèrent sous lui. Deux Gardes le saisirent par les bras et le soutinrent jusqu’à l’entrée. Lew avait déjà descendu Marguerida de sa monture et l’emportait dans ses bras vers le bienheureux abri.
La chaleur réchauffa ses joues glacées. Il sentit l’odeur du bois brûlant dans la cheminée et des céréales qui cuisaient. L’eau lui monta à la bouche. Puis il frissonna des pieds à la tête, car sa robe d’intérieur était trempée de neige fondue. Et il était si las.
Pourtant, le moment présent lui paraissait lointain, comme si une partie de lui-même était restée dans le passé. Il s’efforça d’écarter cette impression, sans parvenir à se défaire de l’idée que toute une vie s’était écoulée pour lui – une autre vie dans un autre monde. Il regarda l’anneau à sa main tremblante, et soupira. Il lui faudrait beaucoup de temps pour tout ordonner dans sa tête.
Moitié traînant, moitié portant Mikhail, les Gardes le firent entrer dans la salle commune de l’auberge, l’amenèrent devant le feu et l’assirent dans un fauteuil. Le regard absent, il vit Lew installer Marguerida dans un autre en face de lui, le bras pendant mollement par-dessus l’accoudoir, avec le métal maintenant brillant du bracelet qui luisait doucement à la lueur des flammes.
— Il faut leur ôter ces vêtements trempés ! Samel ! cria Lew, se redressant, le visage empourpré par la chaleur du feu. Il nous faut des vêtements secs ! Immédiatement !
L’aubergiste acquiesça de la tête, s’éloigna à la hâte et revint bientôt avec quelques domestiques. Mikhail sentit qu’on le mettait debout, et qu’on lui passait sa robe trempée par-dessus la tête. Aux protestations étouffées lui parvenant de l’autre bout de la salle, il comprit qu’on déshabillait aussi Marguerida. Il entendit des caquètements scandalisés émanant de la femme de Samel, puis Lew qui lui disait :
— Au diable la pudeur !
Mikhail se laissa retomber dans son fauteuil, soulagé qu’un autre ait pris les choses en main. Quand quelqu’un mit une chope dans sa main sans force, il la porta machinalement à sa bouche, et but. C’était du cidre chaud, si sucré que ça le fit grincer des dents, avec un arrière-goût dissimulé par le sucre. Une secousse d’énergie parcourut tout son corps, et il sut que c’était de l’utriculaire, qui était un puissant stimulant. Tout son corps aspirait au sommeil, et il lui serait impossible de dormir maintenant, mais il savait que ce breuvage l’aiderait à combattre les effets du froid.
La chaleur s’infiltra dans son corps. L’indifférence et l’épuisement s’effacèrent peu à peu à mesure que l’utriculaire se répandait dans son sang. Maintenant, s’il avait seulement la force d’ôter ses pantoufles trempées !
Avant qu’il ait pu trouver l’énergie d’effectuer ce mouvement, Lew s’agenouilla devant lui et les lui retira. Mikhail fut à la fois choqué et bizarrement ému. Ce n’était pas un travail pour un Seigneur des Domaines, et pourtant cela lui parut normal. Son beau-père – le terme l’étourdit un instant – n’avait jamais brillé par le respect des conventions.
Mikhail regarda sa femme, vêtue maintenant d’une grosse robe de chambre bleue. Elle était très pâle, et elle tremblait. Une serviette à la main, une servante s’efforçait de sécher ses cheveux en désordre. Sa bien-aimée poussa un petit jappement de douleur, et repoussa la servante d’une main faible.
L’utriculaire continuait à agir, et il le regretta presque. Sa peau était extrêmement sensible – il sentait tous les fils de sa robe de chambre. La lumière du feu, si plaisante quelques minutes auparavant, lui faisait maintenant mal aux yeux. Il cligna les paupières pour réprimer ses larmes. Des fourmis de feu se mirent à lui parcourir le corps, dedans et dehors, la sensation des pattes invisibles et des mâchoires claquantes presque palpable. Il aurait volontiers sauté hors de son enveloppe charnelle.
L’impression ne dura qu’une minute, puis disparut. Il avait le visage en feu et une migraine épouvantable. Il se frictionna le front d’une main tremblante, et la douleur diminua immédiatement. Sans réfléchir, il s’était servi de la main à l’anneau. Comment allait-il vivre avec cette bague ? Comment Varzil avait-il fait ? Les muscles raidis de son cou commencèrent à se détendre, et il soupira.
Une tête grisonnante pénétra dans son champ visuel, et une cuillère avança vers ses lèvres. L’aubergiste lui sourit, Mikhail ouvrit la bouche, comme un enfant, et sentit de la bouillie sur sa langue, un aliment qu’on donnait aux bébés, juste après le sevrage. C’était épais, et pas très bon, mais il l’avala et laissa Samel l’alimenter, pendant que Lew faisait manger Marguerida.
Au bout d’un moment, il secoua la tête.
— Je ne peux pas manger plus pour le moment, Samel. Merci.
— Très bien, vai Dom. Tu n’auras qu’à crier – ou croasser – si tu en veux davantage.
— Je voudrais bien de la tisane. De la menthe, avec du miel. J’ai la gorge irritée.
Elle l’était effectivement, mais il ne s’étonna pas de ne pas l’avoir remarqué plus tôt.
— Bien sûr, bien sûr.
Samel s’éloigna en toute hâte et, quelques minutes plus tard, quelqu’un lui apporta une autre chope. De la menthe des montagnes sucrée au célèbre miel de Hali. Mikhail en but la moitié d’un trait, et sentit son corps l’accepter avidement.
Il releva la tête, et vit Lew Alton assis devant l’âtre à quelques pas de lui, et qui le fixait intensément. Pourtant, ce n’était pas lui que Lew regardait, réalisa Mikhail, mais la bague qui scintillait à son doigt. Mikhail suivit son regard.
La bague changeait d’aspect à la lumière, se dilatait et se contractait, jamais la même d’une seconde à l’autre. Mikhail la contempla, et sentit sa conscience sombrer entre les facette chatoyantes de la gemme, puis se retirer. Chaque fois qu’il la regardait, il avait le sentiment d’apprendre quelque chose en une décharge d’énergie. Il branla du chef et leva les yeux. Il était trop fatigué pour le moment. Il lui faudrait des années pour comprendre l’étrange gemme. Non, des décennies.
Mikhail secoua la tête, s’efforçant de s’éclaircir les idées. Il fronça les sourcils. Quelque chose était arrivé pendant qu’il était dans le Lac – et lui et Marguerida devaient y être restés longtemps. Il n’avait pas eu la notion du temps qui passe, mais il se rappelait que la conjonction des quatre lunes ne devait survenir que quarante jours après le rêve dans la cuisine déserte. S’il comptait les deux jours passés dans cette cuisine, et les quatre jours de captivité, cela en laissait trente-quatre d’inexpliqués. Et il avait entendu une voix pendant qu’il flottait dans ce lieu étrange.
— Fascinant, remarqua Lew, interrompant ses réflexions.
Puis il haussa un sourcil interrogateur, et attendit que Mikhail s’explique. Comme il se taisait, Lew ajouta :
— J’ai vu des choses remarquables dans ma vie, y compris la Matrice de Sharra, mais jamais rien de pareil.
— Non. C’est unique. Je ne me sens pas digne de porter cette bague, mais je n’ai pas le choix.
La tisane lui avait adouci la gorge, et il ne croassait plus. Le cormoran ! Toute la peine qu’il n’avait pas eu le temps d’exprimer gonfla sa poitrine, puis se retira. Il était encore trop las, engourdi et confus.
— Pas le choix ? dit Lew d’un ton amusé, comme s’il connaissait bien ce problème.
Mikhail se força à répondre du même ton enjoué, oubliant un peu sa tristesse.
— On pourrait dire que j’ai librement accepté mon destin, et que je le regrette un peu maintenant.
Lew se mit à hurler de rire.
— Je crois savoir ce que tu ressens, Mikhail.
— Tant mieux, parce que je ne suis pas certain de le savoir moi-même. Je suis content d’être ici, triste, désemparé – ce sont les émotions les plus évidentes. Si ce n’était la bague, et ça, dit-il, montrant le bracelet à son poignet, je croirais que j’ai rêvé. J’espère que tu n’es pas contrarié, Lew – mais si tu l’es, ça n’a pas d’importance.
— Contrarié ? Que tu aies réussi à accomplir ce que je n’ai pas pu faire ? Non, je ne suis pas contrarié, mais je me demande d’où vous tenez ces bracelets. Le modèle en est très ancien, et je me demande aussi qui a célébré le mariage.
— Me croirais-tu si je te disais que c’est Varzil le Bon ? Pendant les Âges du Chaos ?
Lew venait d’avaler une gorgée de tisane. Les yeux lui sortirent de La tête, et il s’étrangla. Il toussa quelques secondes, puis il foudroya Mikhail.
— Non, je ne te croirais pas !
— C’est bien ce que je pensais ! dit Mikhail, profondément satisfait de la surprise de Lew.
Sa réaction avait été si nette et sans ambiguïté qu’elle en était presque rafraîchissante.
— Et Evanda, je crois, ajouta Marguerida. Elle était notre témoin, et elle a fait un excellent ragoût que j’ai mangé. Dommage que Mikhail n’ait pas eu le temps d’y goûter, car ce n’est pas souvent qu’on peut se vanter d’avoir mangé la nourriture des dieux, termina-t-elle en riant.
Lew avait l’air perdu et un peu en colère.
— Si je ne vous connaissais pas si bien tous les deux, je croirais que vous inventez toute l’histoire pour m’irriter. Varzil ? Evanda ?
— Je ne suis pas absolument certaine que c’était elle, mais elle ressemblait beaucoup à celle qui est peinte au plafond de la grande salle à manger du Château Comyn, après qu’elle eut abandonné son déguisement de vieille femme, sauf que ses cheveux étaient plus luisants et ses yeux… indescriptibles !
Marguerida soupira et ajouta :
— Et voir Evanda n’est pas la chose la plus remarquable qui nous soit arrivée, n’est-ce pas, caryo ?
— Après qu’elle eut abandonné… chiya ! Peux-tu au moins commencer par le commencement, par égard pour ma cervelle vieillissante ? Ils paraissent sains d’esprit tous les deux, mais ils sont si différents. J’ai envie de les croire, mais c’est tellement incroyable, et Dom Gabriel n’avalera jamais ces histoires de Varzil. Ils ont tous deux perdu beaucoup de poids en ce qui n’a duré que quelques heures et… bon sang !
Marguerida regarda en direction de Mikhail, et leurs yeux se rencontrèrent. Il sentit sa fatigue, sa solidité, sa passion, et quelque chose de plus. C’était un changement qu’il avait déjà remarqué, mais la précipitation des événements l’avait empêché d’en comprendre le sens. Elle lui avait paru différente, plus calme, avec un rayonnement qu’elle possédait encore. Machinalement, il la monitora rapidement, sentant sa main s’échauffer sous la grosse gemme.
Ma chérie, tu es enceinte.
Vraiment ? C’est pour ça que je me sens toute drôle ?
Mais comment… ?
Nous avons fait l’amour pendant des jours et des jours, tu sais, et je me suis laissé dire que cette activité se termine souvent par des enfants. J’ai été si occupée et fatiguée que je ne me suis pas bien regardée, mais maintenant, je vois. Oui, je vois nettement Domenic Alton-Hastur, robuste, et déjà grand bien qu’il n’ait qu’une semaine.
Mikhail en resta pantois, et muet d’émotion. Chancelant sur ses jambes, il s’approcha du fauteuil de Marguerida, repoussa ses cheveux en arrière et la baisa au front. La béatitude tranquille qui émanait d’elle était au-delà du magnifique, et il aurait voulu pouvoir baigner à jamais dans son rayonnement.
Marguerida posa sa tête sur son cœur, lui caressant doucement la poitrine, et sourit. Il ne semble pas se porter plus mal d’avoir été témoin de nos étranges aventures. Je n’aurais jamais cru qu’un jour je serais heureuse d’avoir le Don des Aldaran, Mik, et pourtant j’en suis heureuse en ce moment. Car je sais que notre fils évoluera bien. Domenic Gabriel-Lewis Alton-Hastur sera un fils dont nous pourrons être fiers.
Avec tous ces noms entassés sur lui, ça m’étonnerait qu’il ne nous donne pas du fil à retordre. Merci, ma chérie. Mais il a probablement quarante jours, plutôt que sept ou huit.
Quelle étrange réflexion, Mik.
Nous sommes restés dans le Lac de Hali plus longtemps que tu ne le crois, Marguerida.
Ah, cela explique tout. Elle n’avait pas l’air surpris. Le temps est si mystérieux, même pour moi qui suis censée pouvoir jouer avec.
Lew s’éclaircit discrètement la gorge, ramenant Mikhail au présent. Il lâcha l’épaule de Marguerida, et retourna à son fauteuil, épuisé mais heureux. Il vit sa femme se renverser dans son siège, poser la tête contre le dossier capitonné, un petit sourire jouant sur ses lèvres. Elle ne lui avait jamais paru plus belle, même avec ses grands cernes sous les yeux et ses cheveux en désordre.
Mikhail se rassit, reprit sa chope de tisane maintenant refroidie, et sourit à Lew Alton. Il étendit ses jambes vers le feu, se renversa dans son fauteuil, et dit :
— Nous allons te faire grand-père dans environ huit mois – aux alentours du Solstice d’Été. J’espère que tu es content.
— Content ? Bien sûr. Ravi, même ! Mais – huit mois ? Je voudrais que vous m’appreniez ce qui se passe, bon sang !
Son visage balafré exprimait la stupeur, la joie, et aussi la confusion, comme s’il ne parvenait pas à tout assimiler à la fois.
— Nous avons partagé un rêve étrange il y a des mois. Tout le reste en a découlé.
Mikhail se mit à raconter, Marguerida relatant l’épisode concernant les Sœurs de l’Épée, et ajoutant par-ci, par-là, un détail qu’il oubliait. Lew écouta sans commentaires ni questions, le front plissé de concentration. De temps en temps, il ouvrait la bouche pour demander une précision, puis se ravisait et la refermait. Le récit terminé, les événements racontés dans l’ordre restaient toujours aussi incroyables. Et Mikhail se sentit vide à la fin.
— Sans aucun doute, c’est l’histoire la plus extravagante que j’aie jamais entendue ! dit Lew quand Mikhail se tut. Personne ne vous croira. J’ai moi-même du mal à vous croire, et pourtant je suis un auditeur complaisant.
Mikhail leva la main et la gemme étincela dans la lumière du feu.
— Voilà qui devrait convaincre ceux qui comptent !
— Peut-être. Mais certaines personnes, comme ta mère, vont poser un problème, Mikhail.
Lew soupira, puis ajouta avec un sourire malicieux :
— Mais d’autre part, Régis sera ravi.
— Vraiment ? Pourquoi ?
— Premièrement, tu es sain et sauf, et en possession de ta raison, même si beaucoup vont mettre en doute ce dernier point – et deuxièmement, tu lui donnes une bonne excuse pour ne pas accepter les conditions de Dom Damon Aldaran pour reprendre place au Conseil Comyn. Gisela sera furieuse, et ruinera peut-être les plans de Régis pour ramener les Aldaran à la table du Conseil. Je ne vois pas l’avenir. Il faudra donc attendre pour voir comment tout cela finira. Mais ce sera certainement très intéressant, termina-t-il, comme s’il lui tardait d’y être.
Marguerida bâilla à se décrocher la mâchoire.
— J’ai tellement sommeil… Je peux aller me coucher maintenant ?
— Pardonne-moi. J’aurais dû te mettre au lit depuis longtemps. Mais ma curiosité ne m’a pas permis d’attendre jusqu’au matin.
— C’est déjà le matin, dit-elle. Et il y a quelque chose que tu ne m’as pas dit Et qui est très important, ajouta-t-elle, écarquillant les yeux pour les empêcher de se fermer.
— C’est vrai. Je voulais attendre un moment plus propice, quand tu serais moins fatiguée. Vois-tu, cet appel dans la salle de bal a eu quelques conséquences terribles. Plusieurs personnes sont entrées en état de choc, et deux sont mortes.
Il se tut, regardant Mikhail avec tristesse.
— Dont l’une est le jeune Emun Elhalyn.
— Oh, non ! dit Mikhail, les larmes aux yeux.
Son cœur se serra – il était responsable ! Il comprenait enfin ce que Marguerida avait ressenti après l’accident de Domenic Alar. Il la regarda à travers ses larmes et vit qu’elle s’affligeait comme lui.
Lew secoua la tête.
— Tout ce qu’il avait vécu à la Maison Halyn avait dû l’affaiblir, et il n’a pas pu survivre à ce choc. Tu n’as rien à te reprocher, Mikhail.
— Et ainsi, je serai quand même le roi Elhalyn après tout, dit Mikhail avec amertume.
— Non, je ne crois pas. Cela va tout changer, dit Lew, montrant la main de Mikhail, l’air grave et soucieux. Mais tout ça va faire un beau gâchis.
Mikhail regarda bêtement son nouveau beau-père. Puis il baissa les yeux sur sa matrice, et il commença à comprendre toutes les ramifications de cette nouvelle situation. Il n’y avait pas réfléchi jusque-là, trop occupé à rester vivant. Comment avait-il pu ne pas penser à quel point la possession de cet objet pouvait modifier l’équilibre des pouvoirs sur Ténébreuse ? C’était très bien pour Varzil le Bon d’avoir voulu empêcher Ashara Alton de s’emparer de sa matrice, en l’envoyant dans un futur lointain où elle n’existait plus, mais il n’avait sans doute pas prévu les problèmes qu’elle causerait.
Marguerida fronça les sourcils en comprenant les implications.
— Oui, et tout le monde va hurler, taper sur les tables et claquer les portes et se régaler à s’invectiver à s’en rendre apoplectique !
La jubilation, ressentie une heure plus tôt en apprenant qu’il allait être père s’évanouit. Il fut écrasé par le sentiment de son indignité, Était-il vraiment devenu l’homme le plus puissant de Ténébreuse ? C’était presque trop lourd à porter. Il aurait voulu ôter l’anneau détesté et le jeter dans le feu. Cette bague n’appartenait pas à l’époque où il vivait. C’était une relique d’un autre âge, d’un passé terrible qu’il ne voulait pas ressusciter.
Mikhail frissonna. Ses yeux le brûlaient. Si seulement il pouvait dormir et tout oublier ! Il ne désirait pas le pouvoir, non ? Puis il eut envie de rire. Qu’est-ce qu’il imaginait ? Qu’il n’avait plus qu’à agiter la main pour faire des miracles ? Quel imbécile !
— Je ne laisserai pas cette bague modifier la situation, marmonna-t-il.
— Tu… quoi ? dit Lew, éclatant de rire. J’admire tes sentiments, mon fils, mais ce n’est pas le moment d’en discuter. Au lit, tous les deux. Il me tarde de voir la tête de Régis quand vous lui raconterez votre histoire – mais ce plaisir devra attendre un peu.
— La tête de Régis ! Pense aussi à celle de tante Javanne.
— C’est vrai, Marguerida, c’est vrai. Elle sera folle à lier. Comme si elle ne l’était pas déjà, avec vous deux filant au milieu de la nuit ! Eh bien, ma vie va être plus excitante que je ne l’espérais, dit Lew, l’air curieusement content à cette perspective.
— Père… maintenant, je sais quoi faire pour Dio, dit Marguerida, la voix rauque de fatigue, le menton tombant sur sa poitrine. Je ne peux pas la guérir, mais je peux lui donner plus de temps, murmura-t-elle. Plus de temps.
Puis ses yeux se fermèrent.
Lew Alton fixa sa fille, d’abord médusé, puis solennel, et enfin incrédule. Un instant, il sembla sur le point de la secouer pour la réveiller, mais il se ravisa, la souleva dans ses bras, la tête reposant sur son épaule et se dirigea vers l’escalier menant à l’étage. Mikhail eut un petit pincement de jalousie, mais il était si épuisé que cela passa aussitôt.
— Tu crois qu’elle sait ce qu’elle dit, Mik ?
Mikhail se leva en chancelant.
— Oui, je crois savoir ce qu’elle veut faire. Avec sa main, elle peut guérir ou blesser. Elle pense ce qu’elle dit, oncle Lew.
— Ça, je le sais. Maintenant, au lit, vous deux ! J’ai retrouvé mon enfant, et peut-être ma Dio aussi. C’en est trop. Grâces soient rendues aux dieux pour ce miracle.
Trois jours plus tard, une grande berline entra dans la cour, accompagnée de plusieurs Gardes. Mikhail était à la buvette, et il entendit vaguement le tumulte. Il était toujours fatigué, et il avait passé son temps à manger et dormir. Marguerida était encore dans leur chambre, soignant un rhume.
Il se leva lentement, se sentant vieux pour un homme de vingt-huit ans, et se dirigea vers la porte. Ils retournaient à Thendara, mais il n’était pas pressé d’y arriver. S’il avait eu le choix, il serait resté à l’auberge avec sa femme jusqu’à complet rétablissement, pour échapper aux intrigues inévitables qui suivraient leur retour. Il s’était résigné au tapage qui les attendait, mais il avait du mal à se débarrasser de son anxiété.
Mikhail entendit des pas légers derrière lui et, se retournant, il vit Marguerida qui descendait l’escalier. Elle avait le nez rouge à cause de son rhume, mais ses cheveux bien brossés luisaient, et elle portait une robe de laine marron appartenant à la fille de l’aubergiste. Elle lui sourit, renifla et toussa.
— Je voudrais avoir une pneumonie, marmonna-t-elle.
— Et pourquoi ça, carya ?
— Ils savent guérir la pneumonie, répondit-elle sombrement, le foudroyant quand il éclata de rire. Ma seule consolation, c’est que si Gisela me crée des problèmes, je n’aurai qu’à lui éternuer dessus.
— Tu ne préférerais pas lui donner quelque chose de plus méchant qu’un rhume ?
Marguerida glissa la main sous le bras de Mikhail.
— Non, pas vraiment. Je ne me sens pas vindicative, ce matin – juste un peu chipie.
— Tu es très belle, malgré ton nez rouge.
— Pourtant, je ne me sens pas très belle.
La porte de l’auberge s’ouvrit, et Liriel, bien emmitouflée, entra en coup de vent. Elle rabattit en arrière la capuche cachant ses brillants cheveux roux, et commença à se déganter. Marguerida lâcha le bras de Mikhail et courut à sa sœur. Elle allait la serrer dans ses bras, mais se rappelant qu’elle était enrhumée, elle s’arrêta, l’air frustré.
Liriel dégrafa sa cape et la fit glisser de ses larges épaules. Elle la mit sur son bras, passa l’autre à la taille de Marguerida et lui planta un gros baiser sur la joue. Elles restèrent un instant face à face, toutes deux de haute taille, toutes deux splendides, chacune dans son genre. Puis Liriel la lâcha et embrassa son frère.
— Mère pense qu’elle aurait dû te noyer à la naissance, bredu, dit-elle d’un ton joyeux en souriant. Et je l’approuverais peut-être si je n’étais pas si contente de te voir.
— C’est une agréable surprise, Liri. Je ne pensais pas que tu viendrais avec la berline.
— Oncle Lew me l’a demandé, et j’ai accepté assez volontiers, même si j’ai de plus en plus d’aversion pour tous les véhicules à roues. Mais je n’avais pas le choix. Enfin, la route est meilleure de Thendara jusqu’ici que lorsqu’on va vers l’ouest. Tu n’as pas l’air d’avoir souffert de tes aventures. Vous avez vraiment voyagé dans le passé ?
— Oui, mais nous ne pensons pas que personne nous croira.
— Tant mieux, parce qu’ils vont être difficiles à convaincre. Mère et Père croient que vous avez filé tous les deux uniquement pour les contrarier, et, à parler franchement, oncle Régis n’est pas loin de penser la même chose. Si ce n’était la voix qui a retenti au bal, tout le monde se dirait… peu importe. Vous êtes sains et saufs tous les deux, et c’est là l’important, n’est-ce pas ?
— C’est vrai en ce qui me concerne, mais je ne m’attends pas que les autres pensent comme moi. Je suis très content que tu sois là, Liri. Mais pourquoi ?
— Elle est venue à cause de moi, idiot, intervint Marguerida, tapotant son ventre encore plat. Elle est venue pour monitorer le petit Domenic, bien sûr. Tu connais mon père ! Il a failli me faire devenir folle avec ses inquiétudes, et il sait que je ne voudrais pas d’une étrangère pour évaluer ma condition délicate. On dirait que c’est lui qui va avoir un enfant ! termina-t-elle avec un sourire malicieux.
— Allons donc, ma fille ! tonitrua Lew, depuis l’escalier. Je suis prudent, c’est tout.
— Tu te comportes en vraie mère poule !
— En vrai père coq, sûrement, dit-il, haussant les épaules. Eh bien, Liriel, quelle est la situation à Thendara ?
— Monstrueuse ! J’étais tellement contente de m’en éloigner que j’en aurais pleuré de joie ! Nous avons pu éviter que le bruit de vos aventures se répande partout – pour le moment. Personne n’est au courant de votre mariage, à part Régis et Linnea, Danilo Syrtis-Ardais, et nos parents. Mais c’est largement suffisant, car Mère est folle de rage, et Père cherche un moyen de le faire annuler.
— Et oncle Régis ?
Liriel se fit pensive.
— Il est très… opaque.
— Et les Aldaran ? s’enquit Marguerida.
— Dom Damon s’est retiré dans ses appartements, pour boire jusqu’à plus soif, sans aucun doute. Et Gisela se complaît à de fréquentes colères.
Une expression énigmatique passa sur son visage.
— Qu’elle partage avec notre frère Rafaël, ajouta-t-elle.
Tu vois ! Je te l’avais dit, Mik !
Oui, mais ce n’est pas gentil de me le rappeler. Auras-tu toujours raison ? Cinquante ou soixante ans de mariage avec une femme qui ne se trompe jamais, ce pourrait devenir fastidieux.
Alors, je tâcherai de me tromper au moins une fois par semaine. Tout plutôt que te contrarier.
Jamais, carya, vivrais-je un million d’années.
Si Liriel remarqua ce rapide échange, elle ne le montra pas, et elle poursuivit son récit.
— Robert Aldaran a représenté la voix de la raison, d’où j’ai conçu pour lui une très haute estime. Naturellement, quand il connaîtra les détails de vos aventures, il reverra peut-être son jugement. Pour être tout à fait franche, je vous dirai qu’ils s’amusent tous comme des fous à être bouleversés – sauf Ariel, qui se repose après l’arrivée d’Alanna. Personne ne s’ennuie le moins du monde, je peux vous l’assurer, termina-t-elle avec un grand sourire, les yeux pétillants d’humour.
— Ça ne m’étonne pas, remarqua Lew. Nous sommes tous des passionnés dans la famille.
— Mère croit dur comme fer que tout est ta faute, oncle Lew. Elle a fait une allusion sinistre à quelque complot des Terranans, disant que la voix était un artifice technologique, destiné à favoriser leur fuite.
— Ma… ma faute ? Un… complot des Terranans ? bredouilla Lew. Je n’aurais jamais cru que Javanne avait tant d’imagination, ajouta-t-il avec intérêt.
Marguerida glissa la main sous son bras en souriant.
— Allons, allons, Père, ne prends pas ça trop à cœur. Tout finira par s’arranger.
Lew décocha à sa fille un regard bizarre.
— Tu sembles bien sereine, ma fille. C’est presque… anormal. J’aurais pensé que tu serais plus émotive, maintenant que tu vas être mère. Mais dis-moi, comment allons-nous arranger les choses, à ton avis ?
Marguerida se contenta de hausser les épaules, l’air béat, puis elle eut une brève quinte de toux pendant que tous riaient.
Lew leva les yeux au ciel.
— Ah, les femmes ! Je ne les comprendrai jamais, et pourtant, les dieux me sont témoins que j’ai essayé !
Puis son visage s’éclaira et il sourit à Marguerida.
— Mais si tu peux me rendre ma Diotima, mon enfant, je resterai éternellement ton débiteur.
— Je te la rendrai, Père. Je te la rendrai, promit Marguerida.